Henri Lemaître, une vie consacrée à l’aviation… et à Breguet

Breveté en 1912, le Tourangeau a définitivement replié ses ailes en 1931. Vingt années seulement mais plusieurs vies : as du bombardement crédité de deux victoires, précurseur de l’Aéropostale, pilote-essayeur, recordman du monde de distance en ligne droite, conseiller technique en Bolivie…

Henri Lemaître, couvert de médaille. On remarque également l’insigne
de l’escadrille Br 120, une bombe. (Photo Meurisse sur BNG Gallica)

En ce 15 février 1913, ils se sont mis sur leur trente-et-un pour poser, en famille, devant les photographes. Ils sont aux côtés de leur fiston de pilote, au pied du Maurice-Farman. Ce samedi, sur le champ de manœuvres du Menneton, la famille Lemaître a de quoi être fière. Henri, le premier pilote breveté de l’Aéro-Club de Touraine, n° 1168 du 6 décembre 1912 (18 ans depuis le 6 juillet), est à Tours pour passer la seconde épreuve de son brevet militaire : Étampes – Tours et retour.

Il y a là Georges, son père, né à Marray, dans le nord du département (il décédera à Bléré en 1940). Profession : propriétaire. Georges Lemaître cumule les activités : maire de Saint-Roch où il possède une belle demeure, le Tremblay, membre de la Société de géographie de Touraine, de la Société archéologique de Touraine, de la commission du Vieux-Tours, de l’Aéro-Club de Touraine dont il a été un des fondateurs, enthousiasmé par sa première ascension en ballon.

Henriette, la maman, appartient à une grande famille du Val de Loire, née Tassin de Nonneville. Elle a vu le jour à Tours. La demeure des Tassin de Nonneville est située à la Charpraie, au sud de Tours. En 1913, le domaine n’est plus dans la famille. Il appartient, charmant clin d’œil, à l’épouse d’Armand Deperdussin, le fabricant d’avions, qui à force de faire des affaires et de l’ombre, va tomber pour une sombre affaire.

Henri Lemaitre est né dans le château de La Coursicauderie, construit par son grand-père maternel à Bléré. C’est désormais la mairie de la ville. Tous les cousins portent des particules : La Rüe du Can, Nonneville, Naurois, Beaumont. Henri Lemaitre a grandi boulevard Béranger, à Tours et, comme tous les enfants de la bourgeoisie tourangelle, il a étudié chez les Frères, à Saint-Grégoire.

Henri Lemaître, en tenue, au Menneton. (@L’Almanach de Touraine 1914)

Premiers bombardements avec l’escadrille MF 5

Henri Lemaître a été formé à l’école Farman d’Étampes. C’est son père qui lui a donné le goût de l’air. Lorsque Henri déclare à ses parents qu’il veut devenir pilote, il ne leur laisse pas le choix. « Vous ne pouvez pas m’empêcher de suivre ma voie, c’est vous qui me l’avez montrée. »

Le sapeur-aviateur est revenu quelques mois plus tard en Touraine avec un Farman, à Bléré. Quand il quitte sa ville natale, il prend la direction de Bourges puis d’Épinal où se trouve son escadrille, la MF 5. Ce jour-là, sans le savoir, c’est vers la guerre qu’il s’envole. Nous sommes le 23 juillet 1914.

Les premiers mois de guerre de Henri Lemaître ont eu pour témoin Jacques Mortane. « Lemaître dont j’eus l’honneur d’être le camarade en escadrille, était sergent à la MF 5 au début de la guerre, explique-t-il dans La Vie Aérienne du 28 août 1919. Cette unité était remarquable par trois de ses pilotes : Quennehen, mort au champ d’honneur, Varcin, blessé grièvement, et Lemaître. Ces trois as se livraient une lutte constante ; c’était à qui donnerait la plus belle preuve de courage. Ils travaillaient pour les autres, ils totalisaient pour masquer l’insuffisance de ceux qui auraient dû leur donner l’exemple, mais qui restaient prudemment au sol ! »

A la MF5 avec Jacques Mortane

« Le travail consistait au début à faire des reconnaissances lointaines, des réglages d’artillerie, de rares lancements de bombes. Lemaître se révélait dès les premiers jours par son cran, son endurance, sa volonté de réussir la mission, quel que soit le péril. Partout il laissa le souvenir d’un pilote remarquable, virtuose de la cage à poule. Je me souviens notamment du bombardement de Metz qu’il accomplit le 26 décembre 1914 en représailles à l’attaque de Nancy par un Zeppelin dans la nuit de Noël. Cette contre-attaque mit pour quelque temps l’ennemi à la raison. »

Jacques Mortane se trompe dans la date. De deux jours. Selon la première citation de Henri Lemaître : « Sergent pilote aviateur : très hardi pilote. A été fréquemment sous le feu des canons spéciaux et a montré les plus belles qualités d’énergie et de sang-froid. A pris part, le 28 décembre, étant seul à bord, au bombardement de hangars à dirigeables exécuté par un groupe d’aviateurs. » Signé Dubail.

Une seconde – proche parente – accompagne la Médaille militaire, le 3 avril : « D’une hardiesse au-dessus de tout éloge, toujours prêt pour les reconnaissances les plus périlleuses. A l’escadrille MF5 de la 1re armée depuis le début de la campagne, a rendu les plus grands services. A été cité à l’ordre de l’armée le 7 janvier 1915 pour être allé bombarder les hangars de Metz. A eu à plusieurs reprises son appareil atteint par les éclats d’obus. N’a pas hésité le 21 mars à donner à deux reprises la chasse à un Aviatik. » Signé Franchet-d’Espérey.

Chef de l’escadrille BM 120

Après être passé par l’école d’aviation d’Avord puis au Service de Fabrication de l’Aéronautique, Henri Lemaître se spécialise dans le bombardement, au groupe Happe, du nom de son extraordinaire animateur, surnommé le « Diable rouge » par les Allemands.

De la MF5 chez Michelin. (@ Servire Historique de la Défense)

Sous ses ordres, Henri Lemaître participe notamment au raid sur Habsheim en mars 1916, considéré à l’époque comme la première grande bataille aérienne puisque… vingt-trois avions français du groupe de bombardement n° 4 y sont engagés contre le terrain d’aviation et la gare de la banlieue de Mulhouse. Il commande alors l’escadrille BM 120 équipée de Breguet-Michelin IV et V. Cet avion, dessiné pour bombarder les usines de la Ruhr, n’a pas laissé un souvenir impérissable à certains de ses pilotes. Commentaire sans appel d’André Violan alias Joseph Davrichewy (1) : « L’avion était trop court, instable, se mettait facilement en vrille, et la quittait à grand regret… On avait plus peur de l’avion que de l’ennemi, alors ! »

Henri Lemaître est également de la seconde grande bataille, le 16 octobre 1916, lorsque le groupe Happe part à l’assaut des usines Mauser, à Oberndorf. Les escadrilles MF 29 (6 avions), MF 123 (5 avions) et BM 120 attaquent dans cet ordre, escortées par des escadrilles de chasse. Sur les quatorze Breguet-Michelin qu’emmène Henri Lemaître, six ne rentreront pas. Ce bombardement marque, comme le prescrit le pilote tourangeau dans un rapport, la fin des opérations de jour pour l’appareil. Place au bombardement de nuit.

De jour puis de nuit sur les Breguet-Michelin (@La Guerre Aérienne )

En 1917, Henri Lemaître est appelé pour tester, avec l’adjudant Piquet, du Service Technique de l’Aéronautique, le second prototype du Breguet 14, le futur fer de lance du bombardement français.

« Il prend part à toutes les glorieuses expéditions qui collaborèrent d’une façon si efficace avec l’action de nos fantassins, note Jacques Mortane. Lors de l’avance ennemie, puis au moment de notre contre-offensive, chaque jour les Breguet de Lemaître provoquent le panique dans les rangs allemands. Plusieurs tombent héroïquement, tel l’admirable Tanner – dont Henri Lemaître épousera la sœur en 1919 (en haut à droite) – qui a tenu à suivre partout son chef depuis le jour où il fut placé sous ses ordres, d’autres blessés grièvement et reviennent à l’escadrille avant complète guérison, comme Moraglia, et la 120 continue sa besogne admirable. Lemaître va partout, nul barrage ne l’empêche de passer et, miraculeusement, il n’est jamais atteint. Il totalise 134 bombardements dont 78 de nuit. » Lui qui rêvait d’être pilote de chasse abat même deux avions allemands au cours de ses expéditions, point d’orgue d’un conflit qu’il aura traversé sans une égratignure.

Le Breguet 14 B1 monoplace n°914, destiné à bombarder en représailles à longue distance. Lemaître l’a testé.

Les premiers pas de la Ligne

La guerre terminée, Henri Lemaître ne quitte pas l’aviation. Détaché au ministère de la Guerre pour promouvoir l’aviation, il va vite comprendre que son Breguet 14 de bombardement peut être encore utile.

Il n’est pas seul à le penser. La guerre n’était pas terminée que Pierre-Georges Latécoère projetait d’ouvrir une ligne vers l’Amérique du Sud pour y transporter le courrier. Comment Henri Lemaître est-il arrivé dans cette grande aventure de la Ligne ? Sans doute a-t-il été désigné par le ministère. C’est lui qui accompagne Pierre-Georges Latécoère lors du premier vol, le 25 décembre 1918, sur un Salmson 2A2 fabriqué sous licence à Toulouse par Latécoère qui possède un important stock au moment de l’armistice. L’étape est courte : Toulouse – Barcelone, un petit pas pour le pilote mais c’est le premier pas de ce qui allait devenir l’Aéropostale..

Ce galop d’essai accompli, le vrai départ vers l’Afrique a lieu le 3 mars 1919. Deux Salmson partent de Montaudran à destination du Maroc. Dans le premier, Henri Lemaître et Beppo de Massimi ; dans l’autre, l’adjudant Junquet et Pierre-Georges Latécoère. Malgré le mauvais temps, Lemaître et de Massimi se posent normalement à Barcelone. La seconde étape, à Alicante, n’est pas du même tonneau. A cause d’un terrain trop petit, parsemé d’embûches, Lemaître casse son avion, Junquet également. D’où un retour à la case départ, à Toulouse.

Le samedi 8 mars à midi, Henri Lemaître et Pierre Latécoère décollent seuls en direction de l’Afrique. En onze heures quarante-cinq minutes, ils relient Toulouse à Casablanca où les attend le maréchal Lyautey à qui Pierre-Georges Latécoère apporte le journal Le Temps et des violettes de Toulouse pour la maréchale. « Une réception enthousiaste nous était réservée, racontera Lemaître. J’étais très ému de l’accueil chaleureux du général Lyautey. Sale, exténué, je devais aller sabler le champagne et banqueter. J’avais fait 1.900 kilomètres en moins d’un jour et demi pour porter des lettres qui mettent généralement une dizaine de jours. »

« Bien sûr on ne pourra demander aux futurs pilotes de continuer la performance du lieutenant Lemaître qui a, seul, accompli le raid total. Dans la pratique, il faudra un pilote à chacun des quatre relais », note le journal L’Illustration qui relate la performance.

La chasse aux records

Défricher, aller où personne n’est allé, Henri Lemaître a trouvé sa voie. Le 18 juin 1919, il repart pour l’Afrique. Pour faire encore mieux. Après Toulouse – Casablanca, il veut aller de Villacoublay à Dakar. Il a retrouvé un avion qu’il connaît bien, le Breguet 14 ainsi qu’un mécanicien qu’il affectionne : l’adjudant Gaston Guignard (2), Tourangeau comme lui – ses parents demeurent alors à Saint-Cyr-sur-Loire –, qu’il avait sous ses ordres à l’escadrille Br 120. Ils font une première halte « à domicile » pour réparer le robinet de graissage. Puis à Cazaux, à cause d’une tubulure. Le 19, le Breguet 14 gagne Rabat après avoir franchi 1.400 kilomètres en 8 h 30. Le 21, ils sont à Marrakech. Le 25, Mogador est atteint. Le 27, ils partent pour le grand saut au-dessus du Sahara, pour Dakar. Jusqu’à Agadir, tout se passe bien.

A Marrakech, les militaires français écoutent attentivement Henri Lemaître. (© Didier Lecoq)

« Mais tout à coup un sifflement sinistre se fait entendre et le moteur baisse de 150 tours », écrit le pilote tourangeau dans Le Miroir du 17 août 1919. La suite, c’est Henri Lemaître qui la raconte. Elle appartient aux mille et un exploits anonymes qui ont nourri la légende de l’aviation.

« J’ai un moment d’affreux désespoir en songeant à tout ce que j’ai laissé en France. Mais Guignard réagit. L’admirable garçon quitte sa place, passe par-dessus ma tête, traverse la cellule, et va, avec une adresse de singe, s’établir sur le capot du moteur pour tenter de le réparer. Mon avion encore lourdement chargé, se dérègle. Il pique de plus en plus quoique je tire à fond sur les commandes. Guignard, aveuglé par un vent de 180 kilomètres à l’heure et par l’hélice, qui tourne à 1.000 tours, ne voit rien. L’avion s’engage de plus en plus, il tombe maintenant à la verticale. Nous rentrons dans les nuages à plus de 300 à l’heure ; nous allons peut-être rencontrer les rochers. Je quitte ma place et vais tirer Guignard par la jambe. Il se retourne, regarde, comprend et revient. Je retire sur les commandes : l’avion se redresse, fait un bond et sort des nuages en montée verticale. Je me rétablis. Guignard me crie : “ C’est une électrode de bougie qui a sauté, mais nous pouvons continuer sur onze cylindres ! ” Je respire. »

Vainqueur de la Liberty Race

Ils survolent Villa-Cisneros, capitale espagnole du Rio de l’Oro. Puis arrivent à Port-Etienne. « Nous comptons encore 570 kilomètres pour Saint-Louis (du Sénégal), et nous n’avons plus d’essence que pour deux heures de vol. Il faut tenter de se poser près de la station de T.S.F. Un magnifique terrain se présente. Je m’y pose tout doucement. Hélas ! c’était du sable mou !… L’avion roule une centaine de mètres, puis s’enfonce et capote. Nous tombons sans nous faire de mal. Nous sommes fourbus, nous volions depuis près de onze heures, mais le Sahara était franchi sur 1.700 kilomètres, et nous avions parcouru 4.200 kilomètres depuis notre départ. » Chiffon-II – leur Breguet 14 porte le surnom d’Alice Tanner, la fiancée de Lemaître –, ne peut aller plus loin. Le raid est terminé.

En 1922, Henri Lemaître quitte l’armée mais pas l’aviation. La fidélité étant un trait de son caractère, il rentre chez Breguet comme pilote essayeur. 1925 marque le sommet de sa carrière. Il commence, avec Ludovic Arrachart, par un raid Paris – Tombouctou et retour. Puis, en février, sur un Breguet 19 à moteur Renault de 450 CV, les deux pilotes battent le record du monde de distance sans escale, d’Étampes à Villa Cisneros soit 3.166 kilomètres en ligne droite. Le lendemain, ils se posent à Dakar (4.800 kilomètres en deux étapes). Cette même année, Henri Lemaître remporte à la surprise générale, la « Liberty Race » à New York, devant Georges Pelletier-Doisy.

Ludovic Arrachart et Henri Lemaîte après leur record.
(Photo Meurisse, BNF Gallica)

L’année suivante, avec le colonel Barès, ancien inspecteur de l’aéronautique pendant la Grande Guerre, il tente de battre le record de Girier et Dordilly, toujours sur Breguet 19. Mais leur moteur s’arrête au-dessus de l’Autriche. Cette tentative est un échec. Pour Henri Lemaître, une page se tourne. C’était son dernier raid.

En 1927, toujours au profit de Breguet qui vient d’y vendre des Breguet 19, Henri Lemaître accepte d’aller en Amérique du Sud pour mettre sur pied l’armée de l’air bolivienne. Au Bourget, il fait un brin de conduite à son ami, Dieudonné Costes, qui, avec Joseph Le Brix sur le Nungesser-et-Coli, s’envolent vers l’Amérique du Sud, première étape de leur tour du monde.

La guerre en Bolivie

Henri Lemaître va passer deux ans en Bolivie, dans des conditions difficiles, à former des pilotes sur un aéroport de La Paz perché à plus de 4.000 mètres d’altitude. Il semble même qu’il ait participé à un bombardement à bord de son Breguet 19 Potosi, contre le Paraguay. Une panne, dans la forêt vierge, au pied des Andes boliviennes, fait craindre sa mort. Mais il reparaît au bout de trois semaines.

Henri Lemaître revient en France en 1930, toujours chez Breguet. Il participe, en Europe centrale, à la course de la Petite Entente et réceptionne les avions.

Mais en 1931, il quitte Breguet. La fatigue et une santé fragilisée par vingt années à piloter dans des conditions difficiles, l’obligent à replier ses ailes. Pour toujours mais après un dernier vol… sur un Breguet, bien sûr (le Breguet 410). Son second mariage, en mai avec Fernande Viala, n’y est peut-être pas également étranger. Il devient directeur d’une compagnie de transport, l’Auto-Routière et collaborera au journal Paris-Soir.

Le 23 juillet 1935, il décède au château d’Oriou, à Saint-Maxire (Deux-Sèvres), propriété de ses beaux-parents. De maladie, lui qui avait traversé la guerre sans une égratignure puis connu plusieurs accidents dont il s’était sorti sans casse. C’est dans cette ville qu’il est inhumé, le 26, en présence du général Vuillemin et de ses anciens compagnons dont le commandant Moraglia, au côté de son jeune fils décédé trois ans plus tôt.

Didier Lecoq

Une rue de Tours et une rue de Bléré portent le nom de Commandant-Lemaître.

D’autres Tourangeaux dans le bombardement en 14-18

Charles Renard-Duverger
Né à Loches, Charles Renard-Duverger vivait en face de chez Henri Lemaître. Tous les deux sont passés par le collège Saint-Grégoire, à Tours. Il commandait l’escadrille Br 123. Les deux vies de Charles Renard-Duverger sur Aéroplane de Touraine

Jacques Quillery
A venir

Henri Faivre
A venir

Notes

(1) « Dans l’air et dans la boue », Jean Violan, Éditions du Masque.

(2) 2 juin et 2 octobre 1918 avec l’adjudant Roussel comme bombardier-mitrailleur

(3) Gaston Guignard est décédé dans un accident d’avion, à Dreux (Eure-et-Loir) en 1921.

A propos Didier Lecoq 89 Articles
Journaliste honoraire. Secrétaire général de la rédaction à la Nouvelle République, à Tours, jusqu'en 2020.

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