Elles de Touraine

"Si on peut voler ? Totoche, sors le taxi"

Et les femmes dans l’aviation ? La première à voler dans le ciel de Touraine a été madame de Laroche (Elise Deroche), première femme brevetée dans le monde (n°36 de l’Aéro-Club de France), pour le dernier jour de la Semaine de Touraine, en mai 1910. Un tout petit tour de piste pour récupérer sa prime d’engagement (1).

Deux autres étapes de la conquête de l’air par les femmes seront franchies en Touraine : fin 1945, Suzanne Melk et Elisabeth Boselli sont les premières à être brevetées sur un Dewoitine D.520, à Parçay-Meslay. Plus récemment, en 1999, toujours au même endroit mais sur un Alphajet, Caroline Aigle devient la première française pilote de chasse.

Jeanne Laurelli (Mme Jan Jossinet)

En novembre 1932, Jan Jossinet (2) devient la première femme à passer son brevet de pilote de tourisme en Indre-et-Loire. Contrairement à son mari, le docteur Pierre Jossinet (3), breveté en juin 1932 avec Les Ailes de Touraine, Jan Jossinet a changé de club – et d’avion – au profit de l’Aéro-Club de Touraine (Union). Elle a eu le brevet n°1387.

La première femme brevetée, née en Indre-et-Loire, suit de quelques mois, mars 1933. Il s’agit de Gabrielle Lhopitallier, née à la Membrolle-sur-Choisille. Elle était la fille d’un médecin de la Membrolle. Elle était aux Ailes de Touraine. Elle a épousé René Dumontier en 1921, lui-même breveté en 1932. Ils habitaient dans une charmante demeure, Mon Repos à Saint-Cyr-sur-Loire. René Dumontier était pharmacien et sa famille possédait le château de l’Aubrière, à La Membrolle. Le père de René Dumontier avait donné une impulsion au remède de son grand-oncle, Gilbert Soury, abbé de son état : la Jouvence de l’Abbé Soury.

En 1935, Gabrielle Lhopitallier a pris la dixième place du Rallye des Grands Vins de Touraine en 1935. La première femme. Son brevet, qui a disparu, devait être le 1561.

Suivra en octobre 1933 Renée Pinchaud plus connue (?) sous son nom d’artiste de théâtre, Mademoiselle Fragsy. Elle est née à Esvres-sur-Indre mais demeurait alors à Bourg-la-Reine (4)

Air Touraine, la revue de l’AéCT, reprend dans son numéro 18, d’avril 1933, un article écrit pour le journal Les Ailes dans lequel Jan Jossinet raconte son « aventure ». On imagine avec quel plaisir…

Du baptême de l’air au brevet de pilote

« J’estime très sincèrement que le fait d’avoir ajouté un nom à la liste déjà importante des femmes pilotes, est un exploit bien mince et d’une simplicité telle, qu’en réalité, ces quelques lignes ne semblent guère mériter leur place ici. J’ai pourtant cédé à la tentation si gracieusement offerte, avec le secret espoir que, parmi mes sœurs qui méconnaissent l’aviation ou la connaissent mal, j’aurai peut-être contribué, pour une petite part, à créer de nouvelles adeptes.
«  Comment j’ai été amenée à l’aviation ? Ma première émotion profonde en ce sens remonte au jour où, tentant la liaison France – Madagascar, à bord du “Général-Laperrine”, le capitaine Marie survola notre poste de brousse, au fond du Congo. Le voyage de Bordeaux à Massenya, par la remontée du Congo, nous avait demandé plus de trois mois. Vous comprendrez ce qu’avait de magique le survol de cet appareil qui – “le silic” (lisez télégraphe) nous l’avait appris – avait quitté la France quatre jours plus tôt. Le poste entier (quatre Blancs) suivit son vol, enthousiasmé et un peu angoissé jusqu’à ce que le petit point noir eût complètement disparu à l’horizon.
«  Le capitaine Marie nous revint pourtant… quelques mois plus tard, refaisant la même route en sens inverse jusqu’au lac Tchad, mais condamné, cette fois, aux étapes de 30 km., le long des pistes tortueuses de la belle brousse africaine ; l’appareil endommagé à l’atterrissage était inutilisable, et le capitaine traversait la colonie à la recherche de futurs terrains de la ligne France – Madagascar. Et, ce soir-là, le ” panka” (5) brassant l’air lourd sous l’œil incrédule des boys qui ne réalisaient pas qu’un Blanc qui vole puisse être si semblable aux autres. Marie, savourant le whisky traditionnel, entreprit de nous faire entrevoir les joies grisantes de l’aviation. Ne nous avait-il pas déjà prouvé magnifiquement ses possibilités de rapprochement.
«  Cette soirée ne devait porter ses fruits que beaucoup plus tard, mais j’étais déjà tentée. Janvier dernier nous trouve, mon mari et moi, au camp d’aviation de Tours – Parçay-Meslay. Une pancarte : “baptêmes de l’air, excursion”… Nous suivons la flèche, le petit doigt dans l’engrenage.
– On peut voler ?
– Si on peut voler? Totoche, sors le taxi !
«  Au fond, est-ce bien au pilote que j’avais posé cette question, n’était-ce pas plutôt l’explosion de ma joie, à l’approche d’une réalisation tant souhaitée. La surprise du départ passée, le temps d’un coup d’œil au pilote qui me surveille en souriant, et nous franchissons déjà un hangar. Le sol nous avait donc déjà quitté ? La terre s’enfonçait sous nous, sans que rien ne nous eût avertis et je volais… Je volais, oubliant tout, l’appareil, le pilote, moi-même, pour vivre une vie plus intense, faite d’impressions nouvelles impossibles à analyser, respirant à pleins poumons, les yeux fouillant tous les recoins de cette terre qui m’apparaissait tellement plus belle sous cette angle nouveau.

«  Le bruit du moteur a diminué, deux légers virages et nous planons dans le silence qui trouble, seule, la plainte du vent dans les haubans : la terre monter vers nous lentement, l’avion court au ras du sol comme s’il ne pouvait se résoudre à se poser ; ralentissant peu à peu, il finit par s’abandonner doucement. Le baptême a pris fin… mais non mon enthousiasme.

«  Dès lors, chaque jour de liberté nous retrouva sur le terrain malgré les 100 km qui nous en éloignent. Si, pour la joie de voler dix minutes, nous n’avez jamais traîné des heures durant, sous les hangars, en bordure des pistes, attendant le bon vouloir d’un moulin rétif ou d’un camarade qui prolonge sa promenade, si nous n’avez pas humé l’odeur de ricin brûlé des vieux rotatifs, si vous n’avez pas appris à discuter vol, atterrissage, dans le jargon imagé des pilotes et des mécaniciens, vous n’avez pas encore subi l’emprise de ce milieu, celui des gens de l’air, de ces visages calmes, volontiers graves et toujours blagueurs ; tous si parfaitement “sport”, dans l’acceptation la plus belle et la plus entière du mot.

«  En juin dernier, mon mari passait son brevet et il était décidé que, dès la fin des vacances, je commencerais les leçons à l’Aéro-Club de Touraine, sous la direction du chef-pilote Dangoise.

«  Le 8 septembre, première leçon. Le changement du Potez 36 au Luciole me désoriente quelques minutes ; le moniteur reculé à l’arrière-plan me donne déjà un avant-goût de la solitude à bord ; les leçons commencent et aussi les observations ; une voix d’outre-tombe gronde dans l’acoustique : “Vous piquez trop… vous cabrez trop… surveillez le Badin…” Ligne de vol, virages, mon enthousiasme est tel que tout me paraît simple. Bientôt, fini les promenades, nous commençons les départs. Premières difficultés, les observations en l’air s’espacent… quelques compliments. Pendant que nous roulons au sol : la critique du vol, pluies de conseils ; mais, malgré l’air sévère et grondeur de Dangoise, je crois lire dans ses yeux moins de contentement qu’il n’en exprime. “Descendez trop vite… encore arrondi trop tard… non, non, vous asseyez votre appareil !…” Nous repartons inlassablement à l’assaut des atterrissages.

«  Enfin, la onzième heure, on n’attend plus que le bon vouloir du vent qui souffle en rafales, pour me livrer le Luciole et le laisser faire la preuve publique de mon savoir ; tous les jours, 200 km de trajet, aller et retour en auto, pour guetter l’instant propice.

«  Le 3 novembre, à la tombée du jour, les manches à air apaisées laissent entrevoir une chance… un tour de double… je me pose bien. “Alors, Madame Jossinet, prête ? Pas nerveuse ? Voulez-vous y aller ?”
Je suis, certes, très calme, nullement émue. Mes impressions ? Être enfin bientôt là-haut seule.

«  Un grondement, je roule quelques mètres à peine : l’appareil délesté monte, monte, avec une aisance encore inconnue. Tours et ses premières lumières apparaissent comme dans un rêve, me fascinent quelques secondes, mais la pénombre gagne le terrain et je dois me contenter d’un tour de piste… “On n’embrasse pas son moniteur ?!…” Si… et je remercie du fond du cœur mon excellent ami et professeur, plus inquiet que moi-même…

«  Quatre heures sont encore abattues, cette fois, seule, en l’air. Mes impressions ? Goûtez-y, vous ne vous en lasserez jamais. Les quinze heures sont atteintes, la date du brevet fixée. Hélas ! triste réveil, le ciel gris et bas nous inquiète. Dangoise veut s’assurer du plafond, rencontre la brume à 300 mètres et redescend indécis. Doit-il autoriser les épreuves ? “Vous sentez-vous assez gonflée pour monter 400 mètres dans cette crasse ?

«  J’ignore tout ce qui m’attend, mais ne je veux plus reculer. La ficelle du barographe me scie un peu la nuque. J’atteins 100, 200, 250 mètres… première brume, mais je vois encore le bout des ailes. 350… la ouate imperméable… Je distingue encore les instruments de bord, peu le moteur, mon visage est trempé… un petit pincement au cœur… 500… 600… la brume monotone et dense. Tout à coup, le soleil éclatant me réchauffe, et, sous mes ailes qui semblent régner seules dans un empire bien à moi, le rideau de nuages me retranche du reste du monde.

«  Il faut, hélas ! abdiquer… Je réduis et replonge dans l’inconnu. Où peut bien être passé mon terrain ? Je pique au hasard… Quelques minutes longues à s’écouler ; la brume, petit à petit n’est plus qu’une fumée transparente ; je devine les hangars. Un atterrissage un peu dur, mais ça y est… Re-félicitations… J’ai l’impression que mon retour soulage au moins Dangoise et mon mari ; ma joie est telle que j’ai l’impression d’avoir descendu jusqu’à terre un peu du beau soleil déniché là-haut…

«  Je dédie mes impressions aux jeunes encore hésitants, car il est évident que les lecteurs des Ailes sont presque tous passés maîtres dans un sport dont je ne possède que l’ABC.

«  Je souhaite néanmoins qu’à force d’entraînement, l’avenir me donne l’occasion de prouver, par des résultats plus convaincants les possibilités de l’aviation féminine… Je m’y appliquerai… Il me semble utile de souligner qu’en dehors de l’Aviation de raid, illustrée par les prouesses sensationnelles de mes devancières et réservées à la seule élite, la modeste Aviation de tourisme demeure pour la femme une source de joies incomparables, parfaitement accessibles à toutes.

«  Chacune d’entre nous se doit d’en propager de son mieux la vulgarisation. Je m’y appliquerai. »

Jan Jossinet

Notes

(1) Voir l’article consacré à la Semaine de Touraine. Lire

(2) Jeanne Laurelli est née à Lambezellec, dans le Finistère, en 1909. Son brevet de tourisme porte le numéro 1387 et a été homologué le 23 décembre 1932.

(3) Pierre et Jan Jossinet demeuraient alors à Chabris, dans l’Indre. Ils ont ensuite vécu à Châteaudun (Eure-et-Loir). Pierre Jossinet est né à Pontarlier, dans le Doubs. Son brevet de tourisme porte le n° 955 et a été homologué le 27 juin 1932. Pierre Jossinet s’est intéressé à l’aviation sanitaire. Pendant la guerre, il a soigné des aviateurs blessés, cachés dans la forêt de Fréteval. Maire de Châteaudun à la Libération (jusqu’au 18 mai 1945). Pierre Jossinet a possédé le Farman F.293 F-ALRX, le Mauboussin 120 F-ANGI.

(5) Née le 16 juillet 1903. Son brevet, n°2163, a été homologué le 9 octobre 1933. Un article dans Ouest-Éclair raconte son passage, en mai 1933, à Saint-Jacques-de-la-Lande à bord du Potez 43 F-AMJF baptisé… Miss Fragsy. Il appartenait à son compagnon, l’industriel parisien René Boutet.

(4) Gros ventilateur

A propos Didier Lecoq 89 Articles
Journaliste honoraire. Secrétaire général de la rédaction à la Nouvelle République, à Tours, jusqu'en 2020.

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